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Analyses


L'œil... du philosophe

"La crise nous rappelle que les métiers du soin ont affaire à une condition humaine"

La crise sanitaire semble reconsidérer la manière d'appréhender le soin. Serait-elle aussi un moyen de repenser le système de santé tout entier ? Jean-Philippe Pierron, enseignant-chercheur en philosophie, livre ses pistes de réflexion.Comment la crise sanitaire actuelle a-t-elle reconsidéré les métiers du soin ? Jean-Philippe Pierron, professeur de philosophie à l'université de Bourgogne*, s'intéresse depuis longtemps à "la valeur du soin" dans le cadre de la chaire lyonnaise éponyme qu'il dirige (lire notre article). Il observe que cette crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19 rebat les cartes et livre quelques éléments de réflexion.
Le soin, à qui des outillages de quantification, méthodes et autres langages avaient donné les airs d'une industrie comme les autres, est aujourd'hui considéré tout autrement.
Jean-Philippe Pierro
n, enseignant-chercheur en philosophie

De la quantification à l'humain

"Le soin, à qui des outillages de quantification, méthodes et autres langages avaient donné les airs d'une industrie comme les autres, est aujourd'hui considéré tout autrement. Cette crise met en lumière un contraste considérable", décrit le philosophe. Un contraste entre une production de soin quantifiable — "la fameuse T2A" — une politique de gouvernance du soin par le nombre et le retour d'un autre postulat : "les soignants ne sont plus des producteurs de soins mais des donateurs de soins ; le renversement est spectaculaire", confie Jean-Philippe Pierron.

"Ces invisibles", ceux qui manifestaient depuis des mois pour demander "des moyens", sont désormais applaudis chaque soir. "Ce qui se passe actuellement montre que la connaissance de ce qui se fait objectivement — puisque les soignants ne comptent pas leurs heures, tout cela est bien concret — n'efface pas la reconnaissance de ce qui se donne dans le soin", poursuit-il. Considérer le soin comme une production impose en effet de mettre en place des indicateurs, de quantifier, alors que le soin relève de la relation, de l'humain, non quantifiables et pourtant bien là. Pour la philosophie, se pose alors une question : comment appréhender ce changement de postulat ? Que retenir d'un tel renversement ?

"Reconsidérer" le soin

"La peur de la contagion et de la mort, la conscience de la nécessité vitale qui s'engage là, le rappel brutal du caractère public de la santé, du courage aussi, pour oser apporter réplique, nous redisent que les métiers du soin ont affaire à une condition humaine", écrit dans une tribune Jean-Philippe Pierron. Dès lors, il invite à "reconsidérer" le soin, dans tous les sens du terme, à "se demander, comment dans nos organisations, soutenir, accompagner ces capacités qui incarnent le soin et sans lesquelles le soin ne serait qu'un vain mot".
Nous voyons les limites qu'il y a à installer la santé dans des logiques industrielles.
C'est aussi un bouleversement sur le plan économique qui est observé. L'économie réelle se fait plus prégnante. "L'actuelle pandémie nous contraint à travailler la frontière entre économie réelle et économie financière, celle qui structure notre système de santé et nos institutions de soins. Nous voyons les limites qu'il y a à installer la santé dans des logiques industrielles", démontre Jean-Philippe Pierron. Et le philosophe de lister : "les flux tendus sans redondance — qui expliquent en France la pénurie de masques, le manque de supports pour faire des tests, une crise de l'accès aux antibiotiques dans les pharmacies des hôpitaux... — ont produit un système de soin interconnecté mais abstrait". Or ce système repose sur l'implicite condition, considérée comme une évidence mais pourtant essentielle, d'une bonne santé.

La pandémie met au jour cet implicite. "Il n'y a pas d'économie sans santé et pas non plus d'économie sans le soin dispensé par les travailleurs de soin, et in fine leur santé elle-même", selon le philosophe. L'économie, par temps dit "ordinaire", suppose une invisibilité de la santé dans sa dimension publique, et pour les approches productivistes, "invisibilise" le travail du soin. "Quand la santé va tout va, dit-on. À l'inverse, nous savons désormais que quand la santé ne va plus, rien ne va plus", plaisante Jean-Philippe Pierron.

Reporter, recommencer ou renaître ?

"On assiste aussi pendant cette crise au retour de l'État providence", note le philosophe. Alors cette tendance sera-t-elle durable ? Pour le spécialiste, trois chemins pourront se dessiner. "On peut d'abord considérer que la crise n'est qu'une parenthèse. On peut aussi inscrire cette période dans la continuité, reprendre nos logiques comptables, peut-être même en les exacerbant, en multipliant encore la gestion par la data par exemple", anticipe-t-il. Il existe en outre à son sens une troisième voie : celle de la "renaissance". "Plutôt que de reporter, de recommencer, on peut renaître. La renaissance doit être double, pour soi, donc pour les professionnels individuellement, mais aussi pour l'organisation, pour le système de santé. Dans tous les cas, on ne pourra pas faire comme si rien ne s'était passé", confie Jean-Philippe Pierron.

Cette période, conclut-il, est une opportunité de "repenser nos institutions". Elle rappelle "de manière criante que la santé n'a pas de prix". À l'heure où s'amorce un déconfinement progressif et où vont être rendus visibles les effets du déconfinement, c'est une dernière évidence qui se fait prégnante : "on soigne des corps malades mais finalement aussi le corps social".

Clémence Nayrac

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